Du sable dans les chaussettes

Kenavo ! Cette courte nouvelle, plus ancienne (René buvait encore), a été publiée dans le recueil « Une vie de chien » (2018. Éditions Palémon). Certains la connaitront déjà, d’autres la découvriront. Elle s’écarte un peu du concept « voyage ». Mais quand même, elle se passe en Bretagne. Et tout le monde sait que la Bretagne est une porte ouverte vers le monde. Elle vous permettra de retrouver l’équipe presque au complet. Alors, cap à l’ouest et bonne lecture !

 

1. La convoc.

Négoce de sable

Négoce de sable

Bizarre, j’arrive, comme chaque matin, au bistro de la galerie commerciale de l’Interpascher de Vitry, mon quartier général, et René est déjà en train d’organiser ses caddies. C’est très inhabituel. Il aurait plutôt tendance à se mettre au boulot en milieu de matinée, quand les caddies commencent à être en désordre et leurs files déséquilibrées, et encore, les bons jours. Là, à grands coups de pied, il compresse une rangée qui empiète trop sur le parking et qui commence à gêner les premiers clients qui se pointent. Toujours les mêmes, ceux persuadés que l’avenir appartient à ceux qui se lèvent tôt. Surtout quand il n’y a rien d’autre à faire de la journée. Il n’a vraiment pas l’air dans son assiette, le René. M’apercevoir semble lui donner une bonne raison de la retrouver… la raison. Il se précipite sur moi, nerveux, agité. Je ne l’ai jamais vu ainsi. En avançant, il farfouille dans ses poches et en extirpe un papier douteux juste en arrivant à ma portée.

– Putain, Cicé, j’ai reçu une convoc des keufs. Pourtant j’ai rien fait.

– Sans doute une des mémés auxquelles tu piques des bouteilles de pinard, en les aidant à charger leurs courses, qui a porté plainte.

– Déconne pas, J’suis pas d’humeur.

– Viens, on rejoint Momo qui doit se demander ce qu’on fabrique à discuter ici.

Momo, un manchot qui vend des journaux de réinsertion devant l’entrée, est le troisième larron de la bande. Mon « bras droit » comme le surnomme le commissaire de Vitry, un flic qui a de l’humour à ses heures. Le seul bras droit de France qui n’en a pas de bras droit. Il nous attend sagement, à notre table quotidienne, en feuilletant, comme il peut, Le Parisien d’hier. Raoul, le patron du rade, a gardé celui d’aujourd’hui pour faire les mots croisés sur le bout de son zinc. La routine, quoi. Notre arrivée le perturbe et le réjouit en même temps. Un taiseux, ce Momo. Un simple mouvement du menton suffira pour nous saluer tous les deux. On s’installe et je daigne, enfin, m’intéresser à cette convocation. Rien de bien précis : une invitation à se présenter dans les plus brefs délais et sans rendez-vous, au commissariat de Vitry, pour affaire vous concernant. René tremble comme une feuille et Momo se marre de l’intérieur. Lulu, la serveuse – mini short en cuir, petit haut en dentelle polyamide et piercing dans le nombril – nous apporte, par réflexes, nos deux cafés, à Momo et à moi, et sa bouteille de rouge à René. Tout redevient normal. Ou presque. René est réconforté par ce rituel intemporel et commence à se servir un ballon. Mais quand même :

– Tu crois que c’est quoi ? Tu connais un avocat ? Celui que j’avais est en taule.

– T’inquiète. T’as pas croisé le commissaire ce matin ?

Le commissaire Saint Antoine commence, comme nous, ses journées chez Raoul. Mais bien plus tôt.

– Ben si. Il est passé il y a une demi-heure.

– Et il t’a rien dit ?

– Non, même pas bonjour, il avait l’air en rogne.

– Finis ton litron et on va le voir.

Un tel ordre ne peut qu’être exécuté par René et lui faire oublier la deuxième partie de l’injonction. Il termine sa bouteille plus vite que, moi, mon café. J’appelle le vieux pour m’assurer qu’il est bien à son bureau.

– Non, je suis au carrefour, je règle la circulation ! Où voulez-vous que je sois à cette heure ?

En effet, il a l’air en rogne. Mais c’est souvent le cas. On ne va pas s’arrêter à ça et on se lève. Direction le commissariat. Momo est resté vendre ses journaux et je nous conduis donc vers notre destin. C’est pas loin, on arrive vite. Un baratin au planton, comme quoi on a rendez-vous avec monsieur le commissaire et la porte du parking privé des keufs s’ouvre. Je commence à être connu ici. Quasiment le détective officiel de la maison. René encore plus mais pour d’autres raisons. Je vous passe les formalités d’introduction jusqu’au patron des lieux. Nous y sommes et il nous dévisage comme s’il ne nous avait jamais vus. En guise d’introduction je lui glisse la convoc de mon pote. Il la lit, gonfle ses joues et nous sort une sorte de pet des voies supérieures. Visiblement, il découvre. Il appuie sur un bouton de son téléphone de bureau, qui doit dater de la construction du commissariat, je dirais les années quatre-vingt. Puis il hurle si fort que son interlocuteur, qui est une interlocutrice en l’occurrence, doit l’entendre autant à travers les cloisons que par le haut-parleur de son propre poste :

– Lieutenant, radinez et vite ! J’ai pas que ça à faire.

Vanessa, qui connaît par cœur son boss, se précipite aussi sec (c’est pas dans cette nouvelle que vous la verrez mouillée), me colle une bise, ce qui déplaît à pépère, et fait une grimace en calculant René qui est fasciné par ses propres genoux depuis notre arrivée dans ce bureau.

– C’est quoi ça ? lui beugle le vieux en lui montrant le papier.

Elle examine le bidule et :

– Je n’en sais rien, moi !

– Et la référence ? VR ? C’est pas vous peut-être ?

– Non, moi c’est RV. Vous savez bien qu’on met toujours le nom avant le prénom. VR c’est le brigadier Romain Verazzini.

– Alors qu’est-ce que vous foutez là ? Grouillez-vous d’aller le chercher ! Et qu’il vienne avec le dossier.

La mauvaise foi du commissaire fait toujours merveille. Verazzini, un corse sans doute, est là dans la minute. Le vieux ne lui propose pas de s’asseoir et lui saute dessus :

– Il a fait quoi, encore, René ?

– Rien… pour une fois…

– Passez-nous vos commentaires.

– C’est nos collègues de Quimper qui veulent l’entendre.

René se détend :

– Ça fait au moins vingt balais que j’ai pas remis les pieds à Quimper. Y doivent se tromper. Ou alors y a prescription. Hein, monsieur le commissaire ?

Qui ne le calcule pas, le brigadier continue :

– C’est pas ça. Ils ont retrouvé le corps d’un certain Titouan Le Morbac’h.

– Tonton Titou ?

Le brigadier jubile, le vieux fulmine au fond de son fauteuil de chef.

– Je vois que ça vous revient. Oui, et ils voudraient vous entendre.

– Il est mort quand ? On le croyait parti sans laisser d’adresse.

– D’après le squelette, il y a une dizaine d’années. Au moins…

– Et ils veulent que je fasse quoi ? Lui donner un rein pour le ressusciter ?

– C’est pas précisé : reconnaitre le corps peut-être…

– Mais c’est un squelette, vous venez de dire !

– Oui… mais il a une gourmette.

 

2. Cap à l’ouest !

Un simple coup de fil a suffi à Saint Antoine pour récupérer la co-direction de l’enquête, avec son collègue local qui risque de ne pas être ravi de ce parachutage de la capitale (comme on dit là-bas). Un coup de fil à un ami que le commissaire a à la DNPN (Direction Nationale de la Police Nationale. Ça en jette). Et, coup de bol, cet ami n’est autre que le directeur le ladite Direction Nationale. Pour l’heure, on roule dans la 3008 du vieux, cap plein ouest. On a donc le soleil dans les yeux. Je partage, avec notre chauffeur, l’avant. Momo et René sont à l’arrière. René dort. Vaness’ a décliné l’invitation. Si vous voulez la retrouver, va falloir venir dans mes bouquins. Vous ne le regretterez pas, croyez-moi. Efficace, le vieux. La matinée lui a été suffisante pour tout organiser notre déplacement en grandes pompes : prévenir les autorités locales de notre arrivée en fin d’après-midi, louer un gîte à Saint–Évarzec, un patelin proche du centre de Quimper et faire le plein. Pour le gîte, soucieux des deniers de la patrie, il a privilégié le rapport surface/prix. Hors saison c’est imbattable. Mais je ne me réjouis pas. Deux chambres. C’est-à-dire une pour lui et une pour nous trois. Et passer une nuit avec René devrait, à mon avis, pouvoir faire le programme d’une box « sensation forte » (Smart ou Wonder, je vous laisse le choix). En attendant, il est quinze heures et nous sommes déjà à hauteur du Mans. Pause. Ça réveille René et ça détend l’atmosphère. Pépère est crispé à son volant, se dégourdir les pattes ne va pas lui faire de mal et sa prostate le remerciera. On repart et il demande à René, avant que celui-ci, bien abreuvé, ne retombe dans le coma, de nous expliquer ce que c’est que ce Titouan Le Morbac’h. Il raconte :

– C’est mon oncle, un des frères de ma mère. Je suis breton par ma mère et bourguignon par mon père qui vient de Clamecy. Ma mère a deux frères : Yvonick, son ainé, et Titouan, tonton Titou, le plus jeune.

Momo juge bon de le couper :

– Si c’est comme chez les juifs, tu es donc breton.

– J’vois pas l’rapport et j’mange du cochon. J’s’rais plutôt breton d’ce côté-là. Si t’as que des conneries à sortir, tu peux dormir. Bon, j’en étais où ? Ah oui, Titouan. Ma mère a quitté tôt la Bretagne pour s’installer, avec mon père, à Ris-Orangis où j’ai grandi. Mais ma grand-mère était bretonne de mère en fils et elle a toujours vécu à Quimper avec mes oncles. J’ai pas connu mon grand-père qu’est mort y a longtemps. Il bossait dans l’pinard à c’que j’sais. Quand j’étais minot on me collait chez la mémé à toutes les vacances. J’me rappelle de pas grand-chose : tonton Yvon c’était déjà un vieux pour moi et tonton Titou je lui dois ma première cuite. Mais vous dire que je le reconnaitrais en le croisant dans la rue serait exagéré. Surtout maintenant si c’est plus qu’un tas d’os. Mon seul vrai pote, à l’époque, était un clébard qui s’appelait je ne sais plus comment, mais ça va me revenir. J’me demande bien c’qu’on va foutre là-bas.

On ne l’entendra plus jusqu’à l’arrivée au gite. Comme je le craignais, deux chambres. Le commissaire, royal, opte pour la petite et nous laisse la grande. Nous n’y passerons que deux nuits, on fera avec. Surtout qu’on ne verra pas beaucoup René qui a très vite repris son instinct breton. Je n’écris pas « sauvage » car j’ai des amis bretons… Si !

 

3. Le Corniguel.

C’est directement sur les lieux de découverte du corps que le commissaire Meven Le Gonde, de Quimper, nous a donné rendez-vous le lendemain matin. Pour être glauque, c’est glauque. La ZAC du Corniguel est, une sorte de tarin qui plonge dans les eaux sablonneuses de l’Odet. On est en avance et on visite. Y a rien à voir si ce n’est que le paysage, sans l’homme, aurait pu être sympa. Au plus beau bout de cette sorte de presqu’ile, on a casé une station d’épuration, un chantier naval baptisé UFAST et un truc qui ressemble à une sablière ou à un dépôt de sable. C’est poussiéreux et on doit marcher en fermant les yeux à cause du vent. René est dépité :

– J’reconnais pas grand-chose. C’était déjà spécial mais ça s’est pas arrangé. Ah si, l’île aux rats…

Et il nous désigne un minuscule îlot quasiment immergé au milieu de l’Odet, entre nous et un château sur l’autre rive.

– …ma grand-mère me menaçait tout l’temps de m’y coller quand je faisais une connerie. Y avait aussi des bâtiments en ruine où on aimait aller jouer, moi et les aut’mômes du quartier. Ben, j’les vois plus. Soi-disant que c’était où bossait mon grand-père. Et pis je retrouve pas la baraque. J’aurais dû appeler ma mère avant de partir pour avoir l’adresse. C’était pas loin, on faisait tout à pied. Mais on était jeunes aussi.

– On a le temps, tu peux le faire si tu veux, que je lui dis en lui tendant mon portable.

– On est en froid et j’ai pas son numéro.

Je n’insiste pas. Une 2008 avec gyro arrive vers nous. C’est comme dans les séries télé : les keufs ont des Peugeot. Sauf que, à moi, ça ne rapporte rien. Probablement les autorités locales qui nous rejoignent. C’est pile l’heure du rendez-vous. En fait il n’y a qu’un représentant des autorités à l’intérieur : le commissaire Meven Le Gonde qui se présente avec un large sourire et qui ne semble pas trop affecté par notre présence sur ses terres. Quand je compare nos deux commissaires, on voit que l’époque a changé. D’un côté un mince trentenaire – tout « frais moulu » de l’école comme dirait René – pantalon cigarette, sweat à capuche et chaussures d’agent immobilier qui se la pête (pointues) et, de l’autre (ou en face), un vieil imposant bougon, costume en tergal, chemise-cravate et écrase-merde éculées. Il porte bien son prénom, le Meven. J’ai regardé sur Internet, ça veut dire « joyeux » en breton. Souriant, avenant. Tout le contraire de son challenger de la capitale que le vent, qui ne tombe pas, défrise. Les présentations faites, il :

– Venez, on ne va pas rester là. Vous êtes garés où ? Suivez-moi, il y a du vent. On va aller au bar du Corniguel. On sera mieux pour discuter.

L’utilisation du mot « bar » le rend immédiatement et définitivement sympathique aux yeux du local de l’étape : René. Qui propose même de monter avec lui. Des fois qu’on se perdrait sans doute. En raison du vent, on fuit la terrasse, pourtant très accueillante, pour se réfugier, tous les cinq, à l’intérieur. Le patron, méfiant, nous regarde nous installer sans exprimer plus de joie que ça. Il est en grande discussion avec deux fidèles consommateurs qui devaient fréquenter les lieux déjà bien avant sa naissance. Ils parlent fort et en breton. Ce qui n’échappe pas à René :

– T’as vu ? C’est comme chez nous… eux aussi, y z’ont beaucoup d’étrangers.

Momo qui n’aime pas se faire remarquer lui susurre un « fais pas chier » discret que l’autre ne comprend pas. Le taulier arbore son sourire hypocrite en reconnaissant le commissaire du coin qu’il n’avait pas capté, noyé dans la masse, et se précipite :

– Quel bon vent, commissaire ?

Le vent semble au centre de tout sur ce bout de lande. On s’installe. On commande. Simple formalité sauf pour René :

– En vin du pays, vous avez quoi ?

– Du cidre…

Grimace, puis :

– Euh… non, ça va pas l’faire. Et en vin, même d’ailleurs ?

– Du côtes-du-rhône…

– Vous pourriez avoir au moins du Côtes-d’Armor. Mais, bon, ça ira. Une bouteille !

L’autre se barre en haussant les épaules et René ne lâche pas l’affaire : «  Y fait pas d’effort. Je sais de quoi j’cause, mon grand-père bossait dans l’pinard à même pas cinq cents mètres d’ici. » Le jeune commissaire, peu sensible à ce folklore parisien qui n’a d’égal que celui d’ici, a sorti le dossier et annonce :

– J’ai tout apporté. On n’a pas grand-chose mais je vais tout vous raconter.

On l’écoute religieusement dès que les consos, des cafés et la bouteille, sont installées sur la table.

– La ZAC… je vais devoir vous faire un peu d’histoire… est à l’abandon depuis les années soixante-dix environ. Je suis né ici mais je ne l’ai jamais connue florissante. Ses deux piliers étaient le commerce de sable, toujours un peu en activité, et les chaix qui importaient du vin en vrac d’Algérie de 1950 à 1967 environ. Le Corniguel était le deuxième dépôt de vin du Finistère après Brest. Si vous connaissez un peu les bretons, vous comprenez tout de suite l’importance de l’affaire.

Et il nous désigne René, en nous faisant un clin d’œil, qui a déjà terminé les trois quart de sa bouteille et qui s’économise pour le dernier quart.

Les anciens chaix

– … Après l’indépendance de l’Algérie, l’activité a périclité progressivement. La ZAC est restée longtemps à l’abandon. Les bâtiments des chaix, qui s’étendaient sur un terrain de 3600 m2, sont devenus des squats et un repaire de marginaux allant du clochard à l’artiste. Une sorte de ZAD avant l’heure en quelque sorte. Tout a été cédé au département, à travers la CCI, dans les débuts des années 2000, avec plein de projets dont aucun n’a abouti. Sauf qu’on a démoli ces fameux chaix qui étaient dangereux et plutôt mal fréquentés. L’activité de déchargement de sable perdure, à hauteur de toujours 200 000 tonnes par an de transit, mais l’ensablement de l’Odet nécessiterait de gros investissements pour la sauver. Sinon il reste un chantier naval que vous n’avez pas pu manquer qui reste, lui, très rentable. Au début de l’année, c’est l’agglo Quimper Bretagne Occidentale qui a récupéré le bébé, le foncier. Et nous arrivons à notre affaire. Pas un sou n’a été budgété. Mais cette zone est l’accès à la mer de la collectivité locale. Comme tout nouveau propriétaire, l’agglo a entrepris quelques travaux, pour marquer son territoire en quelque sorte. Rien de colossal, juste la démolition de quelques dalles en bêton qui avaient été négligées lors du rasage des chaix. Je résume : l’entreprise de démolition sélectionnée a tout de suite remarqué qu’une dalle de deux mètres sur cinq environ ne figurait pas sur les plans fournis par son commanditaire. Une dalle dans le prolongement de celle existant sur le plan. Une dalle relativement fine, même pas ferraillée, faite à la hâte. Le supplément au devis accepté, ils ont fait le boulot. Et c’est là qu’ils ont mis à jour une cavité en parpaings et découvert les ossements.

Ça réveille René qui fait désespérément des grands signes au patron car sa bouteille est vide :

– Tonton Titou. Et c’est quand que je vais reconnaître le corps ?

Le Gonde se marre, Saint Antoine s’emmerde, Momo est en off. Seul moi je m’intéresse à l’histoire.

– Reconnaître le corps ? Il n’y a qu’un crâne et quelques os. Il y a un ki (« chien » en breton, pour les monolingues) qui a profité d’un moment d’inattention pour en embarquer un max et les enterrer on ne sait où. Votre aïeul aura deux sépultures. Bref, on a les résultats : ADN qui confirme qu’il s’agit bien de Titouan Le Morbac’h, autopsie qui penche pour l’emploi d’un objet contondant, genre marteau ou batte de base-ball, le crâne est enfoncé et les vertèbres cervicales en morceaux. Je ne sais pas ce qu’on va faire de ça et je vous laisse volontiers la main. C’est pas tous les jours que des gars de la capitale viennent nous la donner et, ici, on n’est pas très habitués à ce genre d’affaire. Les témoins de l’époque ? Il n’y en a pas. Sauf votre autre oncle, Yvonick, qui croupit dans un Ehpad disciplinaire à Tréguier et qui n’a plus toute sa tête. On a fait quelques recherches, votre grand-père était bien maître de chaix. Il s’est illustré avec un trafic de pinard. Il revendait, sous de fausses marques, des bouteilles qu’il assemblait lui-même en fonction des qualités qu’il décelait dans ses mélanges algériens. Quelques restaurateurs, peu regardants, lui écoulaient ses « Châteaux Margot » mis en bouteille au château, dans le bordelais, et ses « Clos-de-Rougeot » élevés en Bourgogne à la propriété. Mais les chaix avaient d’autres chats à fouetter que de s’occuper de ses petits trafics. Mais, à ce que je vois, vous avez de qui tenir.

René se demande si c’est un compliment. Dans le doute, il reste neutre. Avant de se lever, Meven nous tend une fiche qu’attrape aussitôt Saint Antoine. Le résumé de tout ce qu’il vient de nous raconter. Et il nous plante là.

 

4. Quimper, dix de retrouvés.

Grace aux renseignements du commissaire Le Gonde, on a retrouvé la maison de la famille où René passait ses vacances. Allée Denis Papin, la zone d’habitation la plus proche de la ZAC. Une solide bâtisse elle aussi laissée en décrépitude. René a une surprise qui manque de l’étrangler :

– Merde, mes vieux sont là ! Y doit y avoir quelque chose à hériter.

– Pas tant que l’affaire ne sera pas résolue, le rassure le commissaire (le nôtre). Ils tombent bien. Je pense que madame votre mère va pouvoir nous raconter des choses à propos de son frère.

Pendant qu’il dit ça, on laisse René se rapprocher de ses parents. Ça discute dur mais ça n’en vient pas aux mains. Quelques instants se passent et il nous fait signe de le rejoindre. Nous sommes précédés par un vieux clébard tout efflanqué, qui n’a presque plus de poils, le dos courbé, la queue, qui remue vaguement, coincée entre les pattes arrières et qui a une démarche de danseur de l’Alcazar. René le voit :

– Mais… c’est pas possible… C’est toi ? Mais t’as au moins trente ans ! Viens voir ton pépère…

Le clébard tourne du cul en couinant et chancelle aux pieds de René qui nous renseigne :

– C’est Ballanec, ça m’revient maintenant que j’le vois, le berger allemand de tonton Titou.

Émouvantes retrouvailles, mais qui ne vont pas nous avancer. Le vieux est déjà en grande discussion avec la maman de celui qui gratouille le dos pelé du ki. Je ne vous la décris pas, c’est pas possible. Quant au père, c’est René en plus rabougri. Je ne m’intéresse que moyennement à leur conversation. Autant laisser faire le pro. Momo fait juste de la présence mais le chien le distrait. Une demi-heure se passe et le commissaire nous rejoint et nous enjoint de grimper dans la voiture. René demande s’il peut emmener le chien. Le vieux n’y tient pas. Il insiste et obtient gain de cause.

– On va où ? que je demande.

– À Tréguier, à l’Ehpad. Voir le frangin survivant.

– Ils auraient pu trouver plus près pour placer leur frangin.

– C’est le seul Ehpad disciplinaire de Bretagne. Ils n’avaient pas le choix. Selon la mère de notre ami, c’est un coriace et, en plus, il est devenu complètement sénile. Elle pense qu’on n’en tirera rien.

– Alors, pourquoi on y va ? se rebiffe René.

– Parce qu’on n’a rien d’autre. Si votre Médor pouvait parler, ça serait réglé.

Les flots bleus, Ehpad disciplinaire

Les flots bleus, Ehpad disciplinaire

Traverser la Bretagne de sud-ouest en nord-est, c’est une équipée. Cent cinquante kilomètres, trois heures. Et encore, en ne respectant rien. Que des routes secondaires quasiment. On traverse plein de bleds dont tous les noms commencent par « Plou ». Ça doit vouloir dire quelque chose en breton, Plou. On s’arrête pour déjeuner en plein milieu. Et c’est là, en plein cœur breton que l’on se rend compte de ce qu’est la Bretagne. Le restau, une sorte de routier sans routiers, convient parfaitement à René. Platées pantagruéliques et, surtout, pinard à volonté. C’est un peu enfumé. Évin, malgré qu’il soit presque du crû, ne fait pas encore la loi ici. La patronne peine un peu avec le français mais on parvient à se faire comprendre. On n’arrive à presque quinze heures devant les imposants murs, surmontés de barbelés, de l’Ehpad disciplinaire « les flots bleus ». Le sas, constitué de deux rébarbatives grilles, en poutres métalliques de trois mètres de haut, ne résiste tout de même pas à la carte tricolore que Saint Antoine colle sous le nez du vigile équipé comme un gardien de Guantanamo. Difficile d’imaginer un vieux, fut-il à problème, s’échapper de cette coquette résidence en granit, ardoises renforcées et barreaudage inoxydable. Je vous passe les formalités d’accès à la cellule (peut-on parler de chambre ?) d’Yvonick. Je n’ai plus assez de caractères disponibles. Nous y voici donc, tous les quatre, entassés, debout, dans les trois mètres sur à peine autant de la cambuse du tonton. Un vieux, pas si vieux que ça mais complètement usé, assis sur un fauteuil en osier qui nous regarde comme s’il assistait au spectacle annuel de l’établissement. René tente un « tonton » qui laisse de marbre notre témoin. Ça commence fort. Momo sort se dégourdir les guibolles. Il n’a qu’un long couloir, bardé de caméras et truffé d’affichettes qui rappellent les règles strictes de l’endroit, pour faire quelques pas, mais je l’envie. Je reste, je suis le narrateur. René reste, c’est le neveu. Saint Antoine reste, c’est l’interrogateur.

– Yvonick, vous vous souvenez de Titouan ?

Regard vide. Puis :

– Bobo à la tête, Titou.

On n’en reste sur le cul.

– Comment ça « bobo à la tête » ?

Golf de lanniron

Golf de lanniron

Le débris se lève, renversant son fauteuil douteux, et semble subitement retrouver tous ses esprits. Là, debout, comme dégrisé, c’est fou ce qu’il ressemble à René. Il ne parle pas, il gueule :

– C’était pas un frère, ce con. C’était une ordure. Le chouchou en plus. Il jouait au golf. Au golf de Lanniron, juste en face, de l’autre côté de l’Odet. Un neuf trous !

Aparté : nous on a le 9-3 et eux ils ont le 9-trous. On l’écoute :

– J’étais – parce que je le voulais bien – son caddy. Il était fortiche, le frangin, mais il voulait jamais m’écouter. Le con ! Il a raté, un jour, le quatrième… ou le cinquième trou… ça me revient pas. Et il m’a dit que c’était à cause de moi, que je lui avais pas donné le club qu’il aurait fallu. À celui d’après il s’est remis à me hurler dessus parce que je n’avais pas prévu le vent. Fallait que je m’occupe de tout : porter le sac, sélectionner les clubs, nettoyer les balles, ratisser les bunkers, tenir le drapeau… tout, quoi. Un vrai esclave. Même de la météo. À l’autre d’après encore, le six ou septième, je me souviens plus, il m’a carrément foutu un coup avec le manche de son club. J’ai pas digéré et, croyez-moi, j’ai sélectionné le bon ce coup-ci. Le plus gros, un fer 7. J’ai pas résisté et c’est pas l’vent qui a ralenti mon lob. J’ai cru que sa tête allait voler jusqu’à la maison. Quand je me suis calmé et que j’ai voulu faire la paix, il était mort. Con jusqu’au bout, l’frangin ! Ça va que s’était un mardi hors saison. On était tous seuls. Je l’ai charrié dans une golfette (voiturette électrique) qui traînait au clubhouse et je l’ai ramené au Corniguel. Après je l’ai enterré. Vous le retrouverez jamais. Et j’ai dit qu’il s’était cassé. Comme il n’a manqué à personne, ça a bien arrangé tout le monde. Les flics en premier.

On reste babas. Saint Antoine ne sait plus auquel (saint) se fier. René pleure. Mais c’est juste nerveux. Momo revient, il n’a rien compris. Et l’autre, un grand sourire aux lèvres, continue :

– Bon, maintenant que j’ai tout dit, j’peux sortir ?

 

Epilogue.

On n’a renoncé à notre seconde nuit communautaire. On roule vers la Banlieue, un petit goût bien sympathique de la Bretagne accroché à nos pensées. Ballanec, le berger allemand déplumé, halète aux pieds de René qui dort depuis Rennes. Je sais enfin l’origine du goût de René pour le pinard et sa vocation pour les caddies. Ah, l’hérédité !

Diwezh.

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