Kebab or not kebab

Une balade que j’ai faite en 2014. On ne peut pas aller à Istanbul sans rêver d’y retourner. Suivez-nous ! Un pied en occident et l’autre en orient, si vous ne maîtrisez pas le grand écart, évitez !

Nous voilà installés, le commissaire Saint Antoine et moi, aux sièges 50H et 50G d’un Boeing 747 de la compagnie Pegasus, vol PC0874, en partance pour Istanbul. Voyager avec un tel compagnon au nom sanctifié aurait pu paraître de bon augure. Il n’en est rien. Le vieux est bougon. Il l’est toujours, c’est vrai. Mais, là, il bât son record. Et le vol dure près de quatre heures. J’aurais dû doubler ma dose d’Atarax. Ou lui en proposer. Mais j’avais prévu juste pour moi et pour l’aller et le retour. En plus il me fait honte au milieu de tous les touristes qui nous accompagnent. Costard de sénateur (mais en vrai synthétique) qui aurait raté son élection, dans les gris indéterminés (selon d’où on le regarde et de l’éclairage), godasses genre mocassins Weston, mais seulement genre, en imitation d’imitation de faux cuir, Chemise blanche en tergal finement rayée verticalement avec col des années soixante-dix (oui du 20ème siècle) et boutons de manchettes « trèfle à quatre feuilles » (certainement offerts par La Française des Jeux à ses nouveaux actionnaires). La cravate souligne le style car, en plus d’être deux fois démodée (on n’en porte plus et surtout pas ce modèle en lainage épais avec des gros triangles orange et marron), elle a dû passer X fois en machine et être repassée une fois sur dix. Il pue et les sièges de Pegasus c’est pour les congés payés (pas chers), pas pour les diplomates. C’est riquiqui et il a insisté pour prendre celui côté couloir. Au moins peut-il, de temps en temps, tendre sa guibolle droite. Moi pas. Quand je l’ai vu sortir de son taxi, à Orly, je lui ai demandé à quoi correspondait cet accoutrement de saltimbanque. Il s’est contenté de me toiser avec mépris et de hausser les épaules en me rappelant « que nous sommes en mission, pas en vacances ». La mission, parlons-en ! Parce qu’il faut que je vous raconte ce que je fais là. Je n’y crois pas moi-même. Il se trouve que le frère de Mireille (l’épouse du commissaire) est directeur des musées nationaux au ministère de la culture. Ou quelque chose comme ça. La France, celle du nouveau gouvernement, a décidé de restituer à la Turquie un objet symbolique de l’ancien pouvoir ottoman : le sceptre du grand vizir Midhat-Pacha qui fut le premier ministre du sultan Abdülhamid II, son frangin (ça se faisait beaucoup à l’époque. Maintenant, déontologie oblige, on place plutôt ses potes que sa famille. Mais pas toujours…) quand ce dernier lui piqua les commandes de l’empire ottoman en 1876. Un objet très curieux mais qui croupissait dans les sous-sol d’un musée parisien à défaut d’être très spectaculaire et exposable aux yeux des hordes de pékins qui défilent sans rien voir dans ce genre de programme imposé par les voyagistes qui marchent au forfait. C’est pas La Joconde, ce truc. Ça vous intéresse de savoir ? Parce que, moi, je l’ai trouvé sympa ce bidule impérial. Il est dans le sac que le commissaire a collé entre nous deux, sur nos sièges, en relevant l’accoudoir. Pour cette opération culturelle et diplomatique, le truc et nous, bénéficions d’un passeport justement diplomatique provisoire (définitif pour le sceptre qui ne devrait plus quitter son pays). Encore une histoire à vous raconter, ce passeport ! J’y reviens après. Le machin en question est un bel objet très ouvragé, un tube en métal (sûrement précieux) d’une petite trentaine de centimètres de long (un sceptre de poche en quelque sorte) et d’un diamètre de quatre-cinq centimètres (on ne m’a pas laissé le mesurer. J’ai déjà eu le privilège de le voir lors de son emballage dans les salons du ministère). Une sorte de gros saucisson. La longueur est constituée de six bagues indépendantes et qui tournent autour de l’axe. Comme un roulement à bille. Chaque bague est réalisée dans un métal différent. Je n’ai retenu que « or », « argent », « cuivre »… peut-être « vermeil ». Pas sûr. Chaque extrémité est fermée par un triangle légèrement plus grand que le diamètre du tube, en métal aussi, qui permet de poser l’ensemble sur un plan fixe et de faire tourner les bagues sans être gêné par le support. Ces triangles, solidaires de l’axe, permettent d’identifier le sens de la pose en indiquant le haut. À quoi ça sert, me demanderez-vous ? Je me suis fait la même réflexion et j’ai donc posé la question au conservateur en chef qui avait apporté la chose. Il a tout de suite fait un parallèle avec le Yi King, traditionnel oracle chinois qui remonte à 3000 ans. Pour faire simple, le vizir faisait tourner une à une les bagues qui sont chacune constituées, sur leur circonférence, de six mots différents. Chaque bague s’arrêtait sur un mot aléatoire et l’ensemble, lu de droite à gauche, constitue une phrase qu’on lisait entre les pointes supérieures des triangles latéraux. Vous suivez toujours ? Évidemment les mots sont en arabe et ça n’a donc pas grand sens pour le spectateur européen, américain ou asiatique qui fournit la clientèle principale de nos musées nationaux. Mais parait-il c’est avec cette « baguette magique » que le grand vizir prenait ses décisions importantes (des fois on se demande si ça a beaucoup changé). Il y a même une combinaison qui offre une phrase palindromique, « une seule » m’a bien précisé le conservateur en expliquant : « Comme dans le Coran où on en trouve deux ». Je ne peux guère vous en dire plus car le monsieur m’a lu cette phrase en arabe et qu’on ne peut pas traduire un palindrome en maintenant sa caractéristique particulière. Par exemple « lol », palindrome britannique, se traduit par « mdr » qui en perd la qualité en français. Voilà vous en savez autant que moi (et bien plus que les historiens). Maintenant, ce que je fous dans ce zinc à renifler les dessous de bras du commissaire qui vient de tomber la veste et de s’assoupir en ronflant légèrement ? J’y viens. En réalité, le beau-frère a voulu faire plaisir à sa frangine et à son mari en leur offrant un week-end tous frais payés par l’état à Istanbul. Il en avait les moyens puisque le rapatriement du sceptre tenait de son unique responsabilité. Seule obligation : missionner quelqu’un au dessus de tout soupçon et qui « représenterait dignement la nation ». Pour la première condition, je ne dis pas. Mais pour la seconde… Et pourquoi c’est moi qui remplace la frangine ? Eh bien je dirais un concours de circonstances. Je n’irais pas jusqu’à dire un heureux concours de circonstances. Ça, je vous le dirai au retour. Ou pas. Figurez-vous que Mireille, madame la commissaire, a été autoritairement désignée par le maire de Vitry, en sa qualité de responsable de la communication de la ville, comme coordinatrice des cérémonies de jumelage entre Vitry et Crojnkziev (je ne l’écrirai qu’une fois), commune de Mazurie, province polonaise du nord. Et que le maire local a bousculé le planning initialement prévu en imposant sa date de visite qui tombe juste maintenant. Mireille a donc été un peu obligée de renoncer au dernier moment et il n’était pas question que son bonhomme décale la livraison de huit jours. Et il n’était pas non plus question qu’il parte seul en pays ottoman. Il a donc obtenu une dérogation pour que je remplace au pied levé sa tendre épouse. Je n’avais rien sur le feu, je n’ai pas pu refuser. D’où les complications pour mon passeport diplomatique. Même provisoire, on ne les donne plus comme ça depuis l’affaire Benalla. Mais si je suis là, c’est qu’on a pu l’obtenir. On atterrit. Je me concentre. J’aime l’atterrissage, c’est comme une délivrance, mais faut rester concentré. Les Atarax sont digérés. Les roues ont touché le sol. Sauvés ! On se pose à l’aéroport Sabiha Gökçen, sur la côte orientale à cinquante kilomètres de la cité historique, de l’autre côté du Bosphore et de l’autre côté de la Corne d’Or où nous allons être logés. C’est un aéroport secondaire qui a été construit pour délester Atatürk qui ne suffisait plus à absorber l’augmentation du trafic. Évidemment le vieux avait d’emblée refusé de voyager en charter. Son beauf lui a donc vendu que Pegasus était la compagnie nationale turque. Complètement bidon, plus charter tu fais pas. Mais il a gobé. L’aéroport est moderne. Le passeport diplomatique simplifie les formalités mais on a quand même dû attendre la valise du commissaire. Une vieille valise, sans roulettes et trop grosse pour passer en cabine qu’il a dû racheter d’occasion à Linda de Sousa quand elle a débarqué de son Portugal natal. Un modèle en carton façon cuir avec coins renforcés en ferraille peinte du même marron. On ne risque pas de la louper sur le tapis roulant de livraison des bagages. Surtout avec la sangle qui en fait le tour en passant sous la poignée. Un must ! Une navette est prévue et un accompagnateur nous drivera durant ces deux jours. Un grand mec très sympathique et très Turc qui répond au nom d’Erdem. Jovial, parfait francophone et rassurant. Il nous expliquera plus tard qu’il a été élevé à Nogent le Rotrou pour justifier son manque d’accent. Pourtant le vieux, au début, faisait semblant de ne pas tout comprendre et ne cessait de le faire répéter. Quand on est con, on est con. Puis ça lui a vite passé. Trop fatiguant de jouer le colonialiste face à l’indigène. Il nous accueille avec une petite pancarte « Saint Antoine » devant la sortie. J’ignore si Laurel et Hardy ont la côte en Turquie mais quand je nous regarde je ne peux m’empêcher de penser que c’est à ça qu’il pense en nous tendant la main et un large sourire qui manque de virer en fou-rire. Je le comprends. L’élite de la police française est en nage et change sa valise de main tous les cinquante mètres. Royal, Erdem l’en déleste avec une facilité qui provoque l’admiration. Il nous explique le programme :

– Je vais être votre interlocuteur et guide pendant ces deux jours. Je vous dépose à votre hôtel qui se trouve en plein cœur de Sultanahmet, le quartier historique, pas loin du grand Bazar, du palais Topkapi et de la Mosquée Bleue et tout près de la Mosquée de Soliman le Magnifique.

– Ça fait beaucoup de mosquées, l’interrompt Saint Antoine.

– On dit qu’il y en a mille à Istanbul.

Première impression d'Istanbul en arrivant de l'aéroport

Première impression d’Istanbul en arrivant de l’aéroport

Je sens comme une certaine réticence chez mon compagnon. Il a du mal à cacher que la Nationale 7 lui manque déjà. On embarque dans une belle Duster toute neuve. Je grimpe derrière. En arrivant par Sabiha Gökçen on ne peut pas dire qu’on retrouve l’Istanbul que nous fantasmons tous. On se croirait à New-York, des quartiers futuristes en constructions défilent le long de la voie rapide. Je n’ai pas regardé l’heure mais j’estime à une heure et demie le temps qu’on a mis pour arriver au Senator, notre hôtel. Durant le trajet notre chauffeur nous a fait des commentaires plus économiques que touristiques. Il nous a aussi expliqué comment allaient se dérouler ces deux jours. C’est court mais il a prévu de nous faire voir un max de choses. Première très courte escale, en chemin : la colline de Çamlica, hérissée d’antennes, du haut de laquelle on a enfin la vue sur Istanbul avec son profil caractéristique, le Bosphore, le fameux pont intercontinental et… la pollution qui met sous cloche la cité ancienne. Nous y prenons une collation bien appréciée. Le plateau Pegasus, en option payante, est loin. En redescendant nous passons devant la résidence privée du président Erdogan, une belle maison mais relativement « modeste » comparée à la personnalité de son occupant. On passe ce fabuleux pont comme une lettre à la poste. Impressionnant.

Vue de la colline Camlica rive asiatique

Vue de la colline Camlica rive asiatique

– On se croirait sur le pont du port à l’anglais de Vitry, annonce le commissaire qui joue les blasés.

Le ridicule ne tue pas. Nous voilà enfin dans un Istanbul qui ressemble à Istanbul (quoique du côté oriental, près du Bosphore, c’est sympa aussi. On a longé un vieux quartier, à flanc de colline, avec des vieilles et magnifiques maisons en bois). Erdem se contente de nous citer les endroits que nous traversons. Il n’y a que la place Taksim qui me parle. Elle a défrayé la chronique il y a quelques années. « Nous approchons » nous dit-il. Nous franchissons la Corne d’Or par le pont Galata qui me semble être un endroit sympa à découvrir. Ce fameux pont urbain sur deux niveaux avec plein de restaurants sur le niveau inférieur et des pêcheurs à la ligne sur tout le long. Un autre monde. Je commence à m’y sentir bien. Saint Antoine, pas trop, il dort. C’est donc à moi que le chauffeur s’adresse :

– Je vous dépose dans cinq minutes. Détendez-vous. Vous pouvez vous balader à pied sans crainte. Même revenir jusqu’au pont, c’est sympa le soir et il y a le choix pour dîner. Demain nous avons rendez-vous à treize heures pour déjeuner au palais de Beylerbeyi, que je vous ai montré tout à l’heure. C’est le ministre de la culture en personne qui vous accueillera et vous devrez lui remettre votre objet d’art lors d’une petite cérémonie qui se déroulera devant la presse…

Le pont Galata surmonté par la mosquée Soliman

Le pont Galata surmonté par la mosquée Soliman

Il nous a indiqué tant de chose que je n’ai pas souvenir de quel palais il s’agit. Apparemment il ne sait pas précisément ce que nous devons remettre aux autorités locales. On se gare. Le vieux se réveille en sursaut. Erdem continue :

– Je vous propose donc de vous récupérer à neuf heures précises afin de vous faire visiter la ville avant le rendez-vous. En allant vite on peut voir beaucoup. Et l’après-midi, après ce déjeuner officiel, on pourra, si vous n’êtes pas trop fatigués, continuer les visites. Le lendemain, nous aurons aussi du temps, vous ne décollez qu’à dix-neuf heures.

Il nous accompagne jusqu’au desk de l’hôtel et nous laisse entre les mains d’un employé qui nous conduit à nos chambres respectives au deuxième étage.

L' Hôtel Senator

L’ Hôtel Senator

Le Senator est un bel établissement un peu pompeux et rococo. L’ambiance y est surannée et feutrée. Le personnel est discret mais disponible. Nous avons deux chambres séparées par le couloir. Saint Antoine préfère celle qui ne donne pas sur la rue (pourtant peu passagère) afin de ne pas être dérangé par le bruit. Tant mieux, j’aime bien voir les gens vivre. Je lui propose d’aller faire un tour dans le quartier après un petit moment d’installation. Il me demande une heure. « Faut que je range mes affaires et que j’appelle Mireille. Et puis une douche ne sera pas de trop » m’explique-t-il. Autant dire qu’on ne ressortira que pour le dîner. Mais comment le contredire ? C’est lui le chef de la délégation. Et « ranger ses affaires » ! Je le vois bien tout vider sa valoche et installer ses caleçons sur les étagères, sa brosse à dent et son savon de Marseille dans la salle de bain. Une autre éducation. Moi mes affaires resteront dans mon sac de voyage. Je profite du répit pour faire un bref tour du quartier. Tout de suite je suis saisi par l’ambiance stambouliote faite d’un mélange d’activité de fourmilière et de nonchalance commune à l’ensemble de la méditerranée orientale. J’ai récupéré un petit plan de Sultanahmet à l’accueil de l’hôtel et je me rends compte que nous sommes effectivement au cœur de tout. Je suis un marcheur et d’ici c’est l’idéal. Mais j’ai des doutes quant aux capacités pédestres de mon acolyte imposé. En une heure je ne vais pas faire grand-chose alors je me contente de me perdre dans le quartier. Immanquable, je tombe sur l’imposante Mosquée de Soliman le Magnifique.

Mosque de Soliman le Magnifique

Mosque de Soliman le Magnifique

La plus grande de la ville, impressionnante. Vous ne pouvez pas la manquer, elle est pile entre ses quatre minarets. On dit que la Mosquée Bleue rentrerait à l’intérieur. J’ai hâte de voir ça. D’un promontoire, j’aperçois la Corne d’Or au-delà d’une série de toits en coupoles qui descendent la colline et, au loin, sur l’autre rive, la tout Galata et la ligne des buildings modernes. La chaleur est là mais elle est tempérée par une douceur de l’air.

Pourtant, du haut de la colline Camlica, la vieille ville semblait étouffer. Je me hasarde à prendre un thé dans un minuscule bar, appelé le « Fnan Kafé », qui me tend les bras à l’angle de deux rues. La jeune serveuse voilée me monte ma tasse, accompagnée d’un loukoum, sur la minuscule mezzanine qui sert de salle. Trois tables, dont deux sont regroupées par des jeunes bruyants et la mienne avec vue sur le croisement et la vie du quartier. J’adore. J’y resterai volontiers plus longtemps mais je ne tiens pas à affronter la mauvaise humeur du vieux. Retour à l’hôtel après environ une heure et demie. Il n’est pas prêt.

Le Fnan Kafé

Le Fnan Kafé

– On n’avait pas dit une heure ? Bougonne-t-il en m’ouvrant la porte de sa chambre.

– Si, il y a bientôt deux heures.

Il regarde sa montre, pas convaincu.

– Si vous le dites. On fait quoi ? J’ai faim.

– Justement j’ai repéré le chemin pour aller dîner. Vous me suivez ?

– C’est loin ? On ne peut pas manger ici ?

– Commissaire ! Istanbul, quand même ! Allez, un effort, on y va.

Il a troqué son costume de vieux contre un genre de survêtement de vieux aussi. Et des sandales. Lui manque plus que la cape pour faire « Abbé Pierre ». Il a un sac-banane autour du bide et un appareil photo (un truc argentique qu’il a du recevoir à sa première communion) en bandoulière. On est parés pour affronter la rue. La rue, parlons-on ! Tant qu’on est dans les ruelles autour de l’hôtel, tout va bien, mais dès qu’on attaque les avenues ça devient plus compliqué. Surtout pour les piétons, surtout pour traverser. Dans les clous ou pas, c’est pareil. Le piéton fait partie de la chaussée, on peut rouler dessus. Et le danger n’est pas toujours prévisible. Ici emprunter la voie à contresens pour doubler une file et griller un feu rouge n’est pas un souci. Saint Christophe devait être stambouliote pour avoir eu une telle vocation. J’avise quelques touristes qui déambulent sur des vélos de location. J’espère que l’assurance obsèques fait partie du forfait. On est quand même récompensés en arrivant au pont Galata. Même le commissaire est ébahi :

– J’ai bien fait de prendre une pellicule vingt-quatre poses.

J’ai déjà pris une cinquantaine de photos avec mon smartphone. Istanbul en deux jours c’est déjà léger mais Istanbul en vingt-quatre photos (les ratées comprises) c’est carrément une insulte. Faut pas trop que je me plaigne, il ne rouscaille pas. Au contraire, il a l’air de respirer. Il est presque frétillant sur ce pont qui ressemble à un centre-ville. C’est bigarré, ça bouge, ça roule, ça marche, tout y passe, piétons, métro, voitures et de chaque côté des pêcheurs à la ligne. Imaginez-ça sur le pont Neuf à Paris. C’est sûr qu’il aurait l’air moins coincé le prétentieux. Le pont inférieur nous attire car c’est le plus folklorique. Entièrement piéton et bourré de restaurants. Là aussi une file ininterrompue de pêcheurs. Des lignes en haut, des lignes en bas, les poissons qui parviennent à quitter la Corne d’or sont des héros. Parce que, même la bouche fermée, il doit être difficile d’échapper aux hameçons. On fait un premier passage par le côté ouest en admirant la corne d’or et ses bateaux et on revient par l’est avec l’embouchure du Bosphore qui nous invite vers le large. C’est blindé. Les restaurateurs font des affaires. On en choisit un au pif et au milieu du pont. Spécialité « poisson ». Comme tous. Le garçon nous trouve une table contre la vitre. Coup de bol. Et c’est sans le soleil couchant dans les yeux mais avec l’île de la tour de Léandre à l’horizon et, derrière elle, le quartier d’Üsküdar qui s’illumine des derniers rayons, que nous compulsons nos menus. Des caisses de poissons passent sans façon comme si l’endroit était alimenté par les pêcheurs de l’extérieur. Évidemment il faut au commissaire une référence :

– On se croirait un peu à la marée de Rungis.

Pas du tout. Mais bon… On opte pour un poisson dont on ne connaît pas le nom. On se fie à la photo. Ça s’avère être une sorte de dorade allongée et grillée qui dépasse de nos assiettes, servie avec un assortiment de légumes. En principe je crains ce genre de bestiole mais là c’est délicieux et la chair se détache sans embarquer d’insidieuses arêtes. Mon vis à vis a pris un pichet de vin rouge sans trop se préoccuper de la provenance. Il a fait confiance au serveur. Et moi une eau pétillante, comme souvent. Les légumes sont goûteux. Je ne sais pas comment ils les assaisonnent mais on retrouve la saveur des vrais légumes que j’avais oubliée depuis belle lurette. Pour le dessert je ne vous raconte même pas les fraises. Je ne me souvenais plus très bien, à force de bouffer des gariguettes acidulées, du goût que ça avait une fraise. C’est comme les pêches… et puis, hélas, comme tout le reste. Pépère a voulu faire local et a choisi un assortiment de pâtisseries turques. Il en a les doigts qui collent encore pendant que nous rentrons, fatigués. L’addition a été pour lui.

– J’ai reçu une enveloppe pour les faux-frais avant de partir, me précise-t-il en marchant et en me tapant dans le dos. On déambule encore un peu dans le quartier qui s’endort. La circulation se calme. Les mecs qui tirent, en journées, des grosses charrettes, marchands ambulants, livreurs de tissus, sont rentrés. Le cireur de godasses du coin de la rue a remballé son matos. On s’attarde à côté de la mosquée où je fais découvrir au commissaire le panorama que j’ai inauguré en arrivant. Je lui propose un dernier café mais le Fnan Kafé est fermé et il décline :

– Pas de café ni de thé à cette heure-ci, sinon je ne dors pas de la nuit.

On rentre. Tout juste si on ne se fait pas la bise avant de regagner, chacun, nos quartiers. Je suis tombé comme une souche, des images plein la tête.

À sept heures trente j’étais debout. Douché à huit, je descends direct au petit-déjeuner. J’y trouve le commissaire déjà installé dans le restau un peu pouêt-pouêt de l’hôtel. Ça murmure, la clientèle n’est plus toute jeune. J’attrape le spleen à voir tous ces couples de vieux s’empiffrer en silence. Bermudas immenses sur cannes de serins pour les pépés, maquillage à l’enduit gratté pour les mémés. Chaussettes dans les sandales et polos boutonnés jusqu’en haut et j’en passe… On y va au buffet, on y retourne et on y retourne jusqu’à ce que le derrière ait du mal à se lever de la chaise. Triste humanité touristique. Et puis on remonte à petits pas dans sa suite pour attendre midi sous l’air climatisé. J’exagère, pensez-vous ? À peine ! Saint Antoine est en pleine forme et en costard. Pas le même, un autre un peu plus classe. Je m’étonne :

– Vous comptez visiter comme ça ?

Il s’étonne à son tour :

– On déjeune avec un ministre, je vous rappelle. Vous, vous pourrez aller jouer dans le jardin mais pas moi. Je représente la France et c’est quelque chose, ici, la France !

Tu parles… Une fois le bibelot refourgué, le ministre va nous foutre dehors. On parie ? Mais je le laisse à ses divagations nationales. Je suis prêt, pas lui. Il me demande à remonter quelques instants :

– Faut que je me chausse.

Je baisse les yeux. Il est en charentaises. Je reconnais que pour la mission ça n’est pas adéquat. Je l’attends dans le hall, sur un canapé qui me permet de surveiller les allées et venues. Erdem est ponctuel mais le vieux ne nous fait pas attendre. Ses chaussures en simili, celles d’hier, aux pieds, il nous emboîte le pas. Briefing sur le trottoir. Notre chauffeur-guide ne quitte pas pépère des yeux mais il n’ose rien dire.

– Ce matin on va rester sur cette rive de la Corne d’or. Ça vous dirait de commencer par un café turc ?

Corne d'Or

Corne d’Or

Nous, on suit. On ne pose pas de questions. Il sait bien mieux ce que nous pouvons faire avec le temps dont nous disposons. On s’installe dans le Duster et on longe le bras de fleuve jusqu’à presque son extrémité. Une petite dizaine de kilomètres peut-être. On stationne sur un parking au pied d’une colline. Erdem nous explique :

– On est à Eyüp camil, la colline qui est tant marqué par Pierre Loti. On va prendre le téléphérique pour gagner du temps.

Faudra qu’au retour je me penche sur ce confrère dont je ne connais que le nom. La montée est magnifique. Je vous passe les commentaires, vous n’aurez qu’à y aller. On ne peut pas venir à Istanbul et en repartir sans avoir grimpé cette colline verte qui tranche avec le bleu de la corne d’or et la densité de la ville de l’autre côté. Sous nous, un vaste cimetière à flanc de paroi. On devine un sentier qui redescend entre les arbres. Ça m’évoque le Mont de Oliviers à Jérusalem mais en nettement moins sécos.

Café Pierre Loti colline Eyup

Café Pierre Loti colline Eyup

À l’arrivée je constate que nous ne sommes pas les premiers à avoir eu l’idée de grimper ici. Noir de monde. Le « Café Pierre Loti » est un endroit magique entouré de terrasses avec une vue imprenable (comme on dit dans les guides touristiques). C’est archiplein et, dans un sens, tant mieux car nous trouvons place à l’intérieur dans un lieu qui n’a pas changé depuis que mon illustre prédécesseur le fréquentait entre la fin du XIXème et le début du XXème siècle. Une photo au mur en atteste. Erdem nous interroge à propos du café « avec ou sans sucre ?» Sans sucre pour nous deux, c’est sans appel. Il commande donc des « saadé ». On est bien dans ce petit salon très suranné. Le saadé plaît moyennement au commissaire qui a eu la riche idée de commencer par le touiller. Il doit attendre et encore, il ne pourra en boire qu’un peu en surface. Le temps nous est compté même si, je ne vous ai pas dit, notre guide semble bénéficier d’un coupe-file officiel. Sinon nous serions encore en bas dans la queue pour le téléphérique. Personnellement je le trouve bon ce café. J’ai eu l’occasion d’en boire ailleurs (Chypre, Ex-Yougo) et je n’en gardais que le vague souvenir d’un goût de sciure trop cuite. Là, c’est bien du café. On fait le tour du belvédère au pas de course, le vieux prend deux photos du panorama (il économise sa pellicule) et on se réenfile dans le téléphérique (quasiment vide dans le sens de la descente, les gens préfèrent le retour à pied). Pour ceux qui n’aiment pas l’avion ou la Turquie, vous avez à peu près le même genre à Grenoble. Mais c’est dommage. La Duster repart dans la direction du Bosphore. Encore une petite dizaine de kilomètres et on s’arrête sur un parking d’une partie encore surélevée de la ville. « Topkapi » nous annonce le chauffeur. Encore une file de cinq-cents mètres qu’on double d’un pas rapide. Saint Antoine souffre mais, comme c’est très beau, il souffre de bonne humeur. Topkapi, normalement, c’est trois jours de visites et on n’a pas tout vu. Nous ça sera une demi-heure et on aura juste une idée.

 Le pont sur le Bosphore et le palais Beylerbeyi sur la rive orientale

Le pont sur le Bosphore et le palais Beylerbeyi sur la rive orientale

Évidemment on passe les musées et les expos pour se concentrer sur l’ensemble, l’architecture, les jardins plein de tulipes (emblème national) et, là aussi, la vue. Bon faut y aller. L’heure tourne et, en plus, ce couillon de commissaire a oublié le sceptre dans sa chambre. Détour par l’hôtel et maintenant c’est le Bosphore qu’on longe, coincés entre lui et l’occident. La ville, la grande ville cosmopolite, poussiéreuse par endroits, fraîche à cause de l’entrée maritime, la mer de Marmara est à l’horizon. On renquille le pont et, là, je suis plus attentif. Impressionnant avec son immense portée entre ses deux uniques piles. Interminable. Et, surprise ! On est arrivés. Le palais de Beylerbeyi, résidence d’été des derniers sultans, est construit juste en dessous du pont, rive orientale. Ou plutôt, c’est le pont qui a été construit dessus. On voit qu’ils n’ont pas les « Bâtiments de France » là-bas. Assez cubique et « versaillais » ce palais est entouré de jardins magnifiques qui ont les pieds dans l’eau du Bosphore.

Palais de Beylerbeyi rive asiatique

Palais de Beylerbeyi rive asiatique

Le pont est si haut qu’aucun bruit de la circulation, pourtant dense, ne nous parvient aux oreilles. Juste un léger ronronnement sourd peut-être. Habituellement l’endroit est ouvert aux touristes. Mais aujourd’hui, en raison d’une cérémonie officielle dont nous allons être les vedettes, il a été privatisé. Le commissaire me demande d’immortaliser l’instant en les prenant, lui et Erdem, devant la bâtisse. Je double la prise de vue avec mon smartphone au cas où il aurait mal installé sa pellicule. Nous nous sommes garés à l’extérieur du mur d’enceinte mais deux grosses berlines ont les honneurs du perron. Deux huissiers en costumes d’apparat viennent à notre rencontre et nous conduisent jusqu’au grand et superbe salon Mavi à l’étage (un peu comme la salle des mariages dans nos vieilles mairies pompeusement urbaines). En passant j’aperçois un autre salon, bien plus intime, où une table, pas très grande, est dressée et autour de laquelle s’affairent des employés de restauration. J’appréhende tout ce protocole dans lequel je ne me suis jamais senti à ma place et je me fais tout petit derrière mon représentant national qui fait des courbettes à tous ceux qu’il croise. On devine tout de suite, au centre de l’immense salle, le ministre à l’aréopage de sangsues qui l’entourent pour être sur la photo. Un « enclos » presse est installé et fortement cantonné dans un coin de la pièce d’apparat. Tout se déroule très vite. On sent quand même la « corvée » pour les officiels. Mais ils font hypocritement bonne figure. Le vieux est installé sur un fauteuil qui ressemble à ceux du père Noël qu’on voit dans les centres commerciaux pour les séances photos de fin d’année avec les mômes du peuple. Le ministre fait un discours en turc et Erdem traduit à l’oreille de pépère qui hoche la tête. À son tour, ensuite, de se fendre de trois mots. Il a préparé un texte. Ou, peut-être est-ce le directeur de nos musées nationaux. C’est bref, ça parle de l’amitié séculaire entre nos deux pays, de l’importance de la culture pour les générations futures, de l’histoire résumée en deux courtes phrases et d’un peu de flatterie aux dirigeants lumineux d’ici-bas. Les journalistes sont invités à enregistrer, à photographier et à filmer. On prend la pose pour les poignées de main et la remise de l’objet et basta ! Le service d’ordre fout tout le monde dehors. On reste à trois ou quatre. Le ministre est « vraiment désolé » (tellement désolé qu’il l’exprime en français) mais une affaire de haute stratégie culturelle et inattendue doit le priver du plaisir de notre présence pour le déjeuner qu’il nous souhaite bon. Il rejoint sa cour, la cour, sa berline et disparaît dans un nuage de poussière. On se retrouve, tous les trois, dans le petit salon où la table a été dressée pour un repas, certes très bon, mais malgré tout indigne de la solennité de l’évènement. Demain, dans la presse, on lira que la France a capitulé et que le sceptre de Midhat, le grand vizir, est enfin de retour au pays. On digère nos mezzés turques, variés et copieux, en prenant le café sur une table dressée dans les jardins pour l’occasion. La douceur de vivre. Enfin ! De l’autre côté, par delà les bateaux qui passent et le pont qui nous enjambe, l’occident. Occident que nous rallions en début d’après-midi. Saint Antoine sollicite un passage au Senator car il a mal aux pieds et veut se changer.

Mosquée bleue

Mosquée bleue

– No problèm ! annonce le guide suprême de notre mini délégation. On va rester dans votre quartier cet après-midi. On va visiter la Mosquée Bleue, la Basilique Sainte Sophie et l’hippodrome romain. Tout ça est au même endroit. Je vous abandonnerai tout près du marché aux épices sur le port d’Eminönü. Vous aurez un peu de temps libre. Je vous récupérerai en soirée pour un dîner surprise.

Un après-midi riche où le commissaire regrette de ne pas avoir pris une pellicule 48 poses. Des lieux symboliques, du soleil et ce fameux coupe-file qui nous permet de tout visiter sans supporter les heures de queue devant chaque monument. J’aime la Mosquée Bleue, ses six minarets, sa magnificence et la Basilique qui sont absolument conformes à mes attentes. À Sainte Sophie, on nous colle un guide en français dans les oreilles.

Basilique Sainte Sophie

Basilique Sainte Sophie

Mais j’aime encore plus la place de l’hippodrome. On se retrouve un peu épuisés sur le port d’Eminönü. Les mezzés sont digérés et on se laisse tenter par un Balik Ekmek (sandwich de poisson grillé avec oignons et citron), vendu par un des nombreux marchands ambulants. Peut-être mon meilleur repas, moi qui affectionne tant les boui-bouis. Erdem nous laisse là en nous indiquant l’entrée du Bazar Égyptien, marché grouillant dédié essentiellement aux épices. J’ai mon plan et je sais rentrer à l’hôtel où il nous récupérera vers vingt heures. Nous avons deux heures de liberté pour nous perdre dans les allées du marché et les ruelles environnantes. Je suis comme un poisson dans l’eau dans ce quartier. Même si, ici, il ne fait guère bon être poisson. Le vieux a peur de rater le dîner et il me presse un peu. Si bien qu’on a largement le temps de prendre une douche avant de repartir vers de nouvelles et nocturnes aventures.

– Je vais raconter notre journée à Mireille et on se retrouve en bas, m’annonce-t-il en m’abandonnant devant la porte de ma chambre.

Vendeur de Balik Ekmex

Vendeur de Balik Ekmex

J’avoue que cette perspective de sortie nocturne ne m’enthousiasme pas plus que ça. J’ai un peu l’impression que le programme, généreux, bouffe un peu de ma liberté d’action. Le jovial Erdem nous attend à l’heure prévue devant l’hôtel. Je commence à me familiariser avec la topologie de la ville et je devine qu’on retourne vers le pont sur le Bosphore. Stationnement près d’une Mosquée (encore une) dont les deux minarets font une jolie perspective avec le pont juste derrière. Nous nous enfonçons dans des ruelles bordées de restaurants du quartier Ortaköy. Il règne ici un petit air de Lisbonne ou de Montmartre. Nous dînons en terrasse sur la rue. Soirée animée par de nombreux artistes qui passent de terrasse en terrasse en bruyantes fanfares. Le dîner est bon, brochettes, salades, légumes frais et glace. On fait un bref crochet par une boîte où des danseuses font des démonstrations de danse du ventre et on rentre. Frustrés. Il n’est pas vraiment tard et je n’ai pas envie d’aller me coucher. Je décide un petit tour du quartier pour me remettre les idées en place. Le vieux m’a saoulé pour que je lui trouve une chaîne en français sur sa télé. Je l’ai laissé devant TV5. C’est beau Istanbul la nuit. C’est vraiment pas une ville comme les autres. L’air d’avril y est doux, les bruits paraissent lointains, le Bosphore scintille et reflète les lumières de la cité. Je pousse jusqu’à Yenikapi qui m’offre l’infinité de la mer de Marmara et je m’attarde vers les fouilles du port Byzantin découvert en 2004. Le silence prend le large. Mais subitement il ne fait plus chaud. Je rentre d’un pas rapide. Je me laisse tenter par un gözleme (crêpe fourrée) à la viande hachée, épinards et fromage proposé, aux passants, par une minuscule échoppe à moitié enterrée à l’entresol d’un immeuble d’habitations. Une saveur qui m’ancre encore plus dans le lieu. Faut voyager avec ses cinq sens, croyez-moi. Sinon il y a Arte. Je rentre, je dors.

Marché Égyptien aux épices

Marché Égyptien aux épices

Je me lève. Comme un rituel, je rejoins le commissaire attablé à la même table qu’hier matin. On prend vite ses habitudes à cet âge-là. Les vieux d’hier semblent ne pas avoir bougé. Comme des moules accrochées au rocher du buffet. Mêmes gueules de pré-enterrement. Le « all inclusive » les fossilise sur place. Erdem est en avance et il accepte un thé à notre table. Il a encore prévu une journée minutée qui se terminera directement par l’aéroport. Aussi, et il nous avait prévenus hier soir, nous chargeons nos sac et valise en carton. Mais c’est un autre bonhomme, qui était resté au volant, qui démarre sans nous. Je sens (et je partage) une légère inquiétude chez le représentant national. Erdem rigole discrètement et nous rassure :

Quartier de la Mosquée de Soliman

Quartier de la Mosquée de Soliman

– Vos bagages sont en sécurité. Ce matin on fait tout à pied et après déjeuner on embarque à Eminönü pour la traditionnelle croisière sur le Bosphore. On récupérera la voiture à l’arrivée. Comme ça on gagne un peu de temps.

On est partis ! Premier arrêt : La Mosquée de Soliman, à deux pas. On se déchausse à l’entrée et on enfile des sur-chaussettes comme à l’hôpital. Un choc à l’intérieur, une beauté immense, une richesse outrancière. On ne parle pas, on marche la tête en l’air. La coupole semble inaccessible. L’extérieur est à l’échelle. Nos godasses aux pieds, on visite les jardins, le cimetière où les tombes, verticales, sont collées les unes aux autres. Les corbeaux d’ici ne sont pas farouches et sont bicolores. Ils semblent être les maîtres des lieux.

Le Grand Bazar

Le Grand Bazar

On emprunte une ruelle qui nous fait redescendre, dans une ambiance village, jusqu’au Grand Bazar. Le marché du genre le plus grand du monde, parait-il, avec ses dix-huit entrées et ses quatre mille boutiques. On déambule dans ce labyrinthe en perdant toute notion d’orientation. Quelques explications par notre guide. On s’arrête dans un bistro dans une des galeries pour prendre nos « saadé ». À la table d’à côté, un groupe d’hommes plus très jeunes jouent aux cartes en faisant un boucan d’enfer. La partie est animée. Beaucoup de femmes font leurs courses et profitent aussi, en groupes, des terrasses de café. Nous passons beaucoup de temps, je trouve, dans ce Grand Bazar. Saint Antoine en profite pour acheter une poterie traditionnelle pour sa Mireille : un joli soliflore richement peint d’un décor floral représentant des tulipes et des œillets. Je suis le mouvement en prenant un assortiment de thés pour Vaness’. Erdem regarde sa montre et nous presse un peu.

– Il ne faudrait pas que nous rations l’embarquement…

– On ne déjeune pas ? réagit pépère devançant ainsi ma propre réflexion.

– C’est la surprise du jour. On déjeune sur le bateau. Embarquement à midi pile. La croisière dure près de quatre heures. Et je dois vous déposer à Sabiha Gökçen deux heures avant le décollage.

Les repas « bateau-mouche » c’est pas ce que je préfère. Pendant que tu as le nez dans ton assiette, tu ne profites pas du paysage. Mais allons-y ! Le bateau est à quai. Et pas très plein. Un gros bateau où on peut aller d’un côté à l’autre pour admirer tour à tour l’orient et l’occident. La navigation est lente, très lente. Ce qui permet de manger et de profiter des explications de notre accompagnateur. Salade, poulet à la parilla, fruits frais et délices turques. Le tout arrosé de bière pour le vieux et de jus de fruits frais pour moi. Je ne vais pas vous énumérer les monuments que nous croisons mais je vous assure que la vue sur Sultanahmet, derrière nous, est splendide. C’est l’image d’Istanbul qui parcourt le monde. Après le repas, nous avons droit à de la musique en live et, comment y échapper, à une démonstration de danse du ventre. Romantique à souhait. C’est vraiment dommage de faire cette balade maritime avec le vieux en face de moi. Il gâche un peu l’ambiance. On a passé la Tour de Léandre, croisé de nombreux navires de toutes tailles, de tous états, écouté les commentaires et anecdotes d’Erdem et même, parait-il, aperçu des dauphins au loin. J’ai eu beau écarquiller les yeux je n’ai pas vu grand-chose. Mais ça sera toujours sympa à raconter aux copains. La côte asiatique révèle de riches demeures traditionnelles alors que la rive occidentale me semble plus populaire. Les nombreux buildings du quartier d’affaires barrent l’horizon. On débarque aux pieds de la Mosquée Ortaköy près de laquelle nous avons dîné hier soir. Ça me parait une éternité. Un vague spleen, celui du départ, prend possession de mes idées et je deviens étanche à tout. L’heure de trajet pour aller à l’aéroport passe dans un brouillard silencieux. Saint Antoine tente de discuter un peu avec notre hôte mais je sens bien que c’est du remplissage. Je ne m’en mêle pas, je suis un zombie. Nous arrivons à l’heure. Pas en avance, juste à l’heure. Les formalités d’enregistrement, de douane me laissent inerte. Je gobe mes deux Atarax et nous voici dans l’avion.

Le vieux est tout content de rentrer. Moi pas trop. C’est toujours comme ça. On n’est pas tout à fait à l’altitude de croisière qu’il me sort en me tapant le bras :

– Vous voyez, eh bien ce voyage m’a réconcilié avec l’Afrique du nord….

Décidément la géographie ne doit pas être au programme du concours des commissaires.

Uç.*

* Fin.

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